La capacité d’innovation d’un pays, en particulier dans les domaines de l’industrie et des services à fort contenu technologique, dépend largement (même si ce n’est pas exclusivement) de l’effectif et de la qualification du personnel qui se consacre à la recherche et au développement dans ses entreprises, ses universités et ses centres de recherche.

Parmi les causes possibles d’une insuffisante innovation française, certains évoquent régulièrement la formation d’un nombre de docteurs (bac+ 8) qui serait moins élevé que chez nos principaux concurrents, le système français d’enseignement supérieur (universités et grandes écoles) donnant la priorité aux formations de niveau master (bac+5) en particulier pour les ingénieurs.

Comparaisons internationales.

Dans ce domaine, les comparaisons internationales (dont celles publiées en France par l’OST) sont généralement basées sur des chiffres relatifs à l’ensemble des doctorats, alors que ce sont principalement les doctorats en sciences et en ingénierie qui peuvent avoir une influence directe sur l’innovation industrielle.

Or une étude de l’OCDE(lire ici) parue en 2011 et rarement citée permet de connaître les nombres de doctorats en sciences et en ingénierie décernés en 2009 par pratiquement chacun de ses 34 pays membres. De plus, cette étude indique pour chaque pays (ainsi que pour la Chine et l’Inde) le pourcentage de doctorats en sciences et en ingénierie par rapport au total des doctorats (total qui inclut donc également ceux en lettres, droit, économie et sciences humaines) : ce pourcentage peut aller d’un peu plus de 20% (Grèce) à près de 60% (France, Chine).

Partant des chiffres donnés par l’OCDE sous forme de tableaux Excel, il est donc possible de faire des comparaisons entre le nombre de doctorats scientifiques aussi bien que non-scientifiques décernés annuellement par chacun des pays (nombre total et nombre de doctorats par million d’habitants). Par ailleurs, la consultation de plusieurs autres sources permet d’estimer le nombre annuel de nouveaux docteurs en sciences et en ingénierie à 30 000 pour la Chine et 10 000 pour l’Inde.

Le cas des grands pays.

Si nous nous limitons dans un premier temps aux pays ayant décerné plus de 2 000 doctorats en sciences et ingénierie en 2009, l’exploitation des chiffres donnés par l’OCDE dans son étude permet d’établir le tableau suivant (d’où sont absents la Russie et le Brésil, faute d’informations fiables) :

Le pourcentage de diplômes en science et en ingénierie est donné dans le tableau suivant (on peut cliquer dessus pour le voir avec une bonne résolution – les chiffres sur l’axe des abscisses en haut indiquent le % de femmes):

  • Les 3 principaux pays européens (Allemagne, France et Royaume-Uni, soit 210 millions d’habitants) forment un peu plus de docteurs en sciences et ingénierie que les États-Unis (314 millions d’habitants) et presque quatre fois plus que le Japon (127 millions)
  • Si l’on y ajoute les autres pays du continent, l’Europe (même sans l’appoint de la Russie) est de très loin le principal formateur mondial au niveau du doctorat en sciences et ingénierie puisqu’elle décerne annuellement deux fois plus de diplômes de ce niveau que les États-Unis et 75% de plus que la Chine
  • Le retard de la France vis-à-vis du Royaume-Uni et surtout de l’Allemagne provient essentiellement des matières non-scientifiques : pour l’ensemble lettres-droit-économie-sciences humaines, l’Allemagne décerne trois fois plus de doctorats que la France (et le Royaume-Uni deux fois plus) alors que dans les matières scientifiques le retard français sur l’Allemagne (qui a une population supérieure) n’est que 25% (10% dans le cas du Royaume-Uni de population légèrement inférieure).

Si dans chaque pays on ramène les nombres annuels de nouveaux docteurs au million d’habitants :

  • Parmi les 12 grands pays étudiés (au niveau mondial, ne manquent plus que la Russie et le Brésil), c’est la « triade » européenne (Allemagne, France, Royaume-Uni) qui, par rapport à sa population, forme actuellement le plus de docteurs en sciences et ingénierie.
  • Contrairement à une opinion courante, si on tient compte de la différence entre populations, le retard français dans ce domaine par rapport à l’Allemagne – pourtant considéré comme le pays où le « Herr Doktor» scientifique serait omniprésent, en particulier dans les entreprises – est faible ( – 7%) ; il est plus important ( – 14%) par rapport à l’inattendu Royaume-Uni.
  • Les États-Unis qui ont pendant longtemps été les champions de ce domaine ont maintenant décroché par rapport à l’Europe : la désaffection de leurs jeunes pour les études scientifiques fait qu’ils ne disposent tous les ans pour leurs futurs doctorants que d’un vivier très insuffisant d’environ 80 000 nouveaux masters de sciences et d’ingénierie (dont 30 000 décernés à des étrangers). A titre de comparaison, la France 5 fois moins peuplée décerne tous les ans plus de 50 000 diplômes bac+5 scientifiques (masters universitaires et diplômes d’ingénieurs) dont moins de 10 000 à des étrangers.
  • Si elle est devenue le premier fournisseur mondial de docteurs en sciences et ingénierie (environ 30 000 par an, en forte croissance) la Chine ne diplôme encore à ce niveau qu’une faible partie de sa population par rapport aux pays occidentaux, et même par rapport au Japon qui semble pourtant avoir choisi d’utiliser au maximum des cursus universitaires courts suivis d’un complément de formation efficace dispensé dans les entreprises, et affiche de ce fait un taux relativement faible de production de docteurs scientifiques.

Le cas des petits pays de l’OCDE.

En fait les champions du monde en matière de formation de docteurs en sciences et ingénierie sont les petits pays européens, dont 9 font au moins aussi bien que la triade Allemagne-France-Royaume-Uni (dont l’inattendu Portugal).

La Suisse et la Suède forment une proportion très élevée de nouveaux docteurs scientifiques dans leurs nouvelles générations (par an, presque 200 par million d’habitants, contre 115 chez les 3 grands pays européens, 75 aux États-Unis et 50 au Japon)

Inversement, des petits pays souvent cités en exemple (dans tableau ci-dessous) ont en fait une production de docteurs scientifiques par rapport à leur population inférieure à celle de la France (ce qui, nous l’avons vu, est également le cas du Canada, de la Corée, des États-Unis et du Japon).

Conclusions

  • L’Europe est solidement installée dans la position de plus important fournisseur mondial de docteurs en sciences et en ingénierie : à moyen terme, seule la Chine paraît en mesure de remettre en cause cette supériorité. Le nombre annuel de nouveaux docteurs en sciences et en ingénierie par million d’habitants va d’une vingtaine en Chine à une centaine en Europe (moyenne qui correspond à la situation française), les États-Unis (75 / million) et le Japon (50) étant dans des positions intermédiaires
  • Il existe un fort décalage entre l’importance de la recherche menée aux États-Unis (en particulier dans leurs grandes universités, comme en atteste leur position dans le classement de Shanghaï entièrement basé sur la recherche) et leur production très insuffisante de diplômés scientifiques de niveau master et doctorat ; si son économie reste stagnante, l’Europe va constituer pour lesÉtats-Unis un formidable réservoir de main d’oeuvre scientifique déjà formée (les Asiatiques quijouaient ce rôle – mais souvent grâce à un cursus effectué au moins partiellement aux États-Unis – trouvant maintenant des emplois locaux dans leurs économies en développement rapide)
  • La France est dans une position médiane en Europe. Son retard bien connu en nombre de docteurs par rapport à l’Allemagne concerne essentiellement les lettres, le droit, l’économie et les sciences humaines. En sciences et en ingénierie, seuls certains petits pays européens ont une réelle avance
  • En dehors du secteur des universités et de la recherche publique (où le doctorat est quasi indispensable) les entreprises de la plupart des pays confient des travaux très voisins aux titulaires d’un master ou d’un doctorat diplômés dans la même spécialité. Il serait donc tout à fait intéressant de réunir les mêmes informations sur l’effectif des nouveaux masters en sciences et ingénierie (qui montrerait l’hypertrophie spécifique à la France de ce niveau de diplôme : environ 30 000 ingénieurs et 25 000 masters universitaires scientifiques par an, c’est à dire – même en tenant compte des doubles diplômes – 800 nouveaux diplômés par million d’habitants – vraisemblable record du monde ! – à comparer à environ 250 pour les États-Unis). Malheureusement les études statistiques internationales ne s’intéressent généralement pas au niveau master.

Ce billet nous est proposé par François. Texte également disponible en version PDF ici.