
Il y a quelques jours, des étudiants ingénieurs Agro ont créé le buzz lors de leur remise de diplôme. Ils ont ouvertement critiqué leur formation, la mondialisation et le capitalisme. Vers la fin du discours, ils annoncent qu’ils désertent, bref qu’ils n’appliqueront pas ce qu’ils ont appris durant leur formation. J’ai mis le lien vers la vidéo ci-dessous, ça vaut le coup d’écouter entièrement (durée 7 min) :
Quelques extraits du discours pour ceux qui n’ont pas le temps d’écouter : « … formation qui pousse globalement à participer aux ravages sociaux et écologiques en cours. […] Nous ne voyons pas les ravages écologiques et sociaux comme des enjeux ou des défis auxquels nous devrions trouver des solutions en tant qu’ingénieurs. […] Nous ne croyons pas que nous avons besoin de toutes les agricultures. Nous voyons plutôt que l’agro-industrie mène une guerre au vivant et à la paysannerie partout sur Terre. Nous ne voyons pas les sciences et techniques comme neutres et apolitiques. Nous pensons que l’innovation technologique ou les start-ups ne sauveront rien d’autre que le capitalisme. Nous ne croyons ni au développement durable, ni à la croissance verte, ni à la transition écologique, une expression qui sous-entend que la société pourra devenir soutenable sans qu’on se débarrasse de l’ordre social dominant. »
J’enseigne dans une école d’ingénieurs, je sais ce qu’est une remise des diplômes et je n’aurais pas du tout aimé me prendre dans la figure ce discours. Celui-ci est très politisé, dominé par des clichés et lieux communs largement emprunté à la gauche radicale et identitaire. Mais d’un autre coté je pense comprendre les points de vue car on ne peut pas dire que les crises aiguës qui émergent (biodiversité, climatique, …) soient réellement prises en compte dans les politiques publiques car les priorités ont été données à l’économie et la croissance. Mais qui est responsable de cette situation ? Les politiques qui nous gouvernent ? Les industries ? ou bien « les gens » ?
Les réactions à ce discours sont évidemment très tranchées elles-aussi, ne laissant pas beaucoup de place à la nuance. On trouve beaucoup de réactions de soutien mais aussi d’autres très critiques. Quelques-unes picorées sur Twitter (il y en a des centaines):
« Magnifique appel à déserter des étudiants d’@AgroParisTech. Formés pour être les agronomes de demain, ils disent puissamment le danger mortifère de l’agro-industrie, le refus des mythes de la croissance verte et du développement durable.
Écoutez ça. L’espoir le plus grand. Que la nouvelle génération « déserte » le monde absurde et cruel dans lequel nous vivons. (Jean-Luc Mélenchon).
La remise en question de l’agro-industrie française par ceux et celles qui devraient la développer (les « Agro ») est le signe d’une transformation sociale profonde et bienvenue.
Assez mal à l’aise face à ce discours. J’entends la détresse de ces jeunes et je comprends complètement leurs aspirations à donner du sens à leur vie. Mais derrière ces bonnes intentions je ne peux que constater les bêtises qui sont racontées. Une suite de clichés éculés...
Vos choix de vie ne se discutent pas mais je suis choqué de vous voir rejeter la Science au rang d’une idéologie. Ce monde est imparfait mais la Science ouvre des potentiels, bons ou mauvais selon ce qu’on en fait. C’est je crois le sens de l’enseignement dans ces écoles.
C’est vraiment une mauvaise pub pour @AgroParisTech que d’avoir diplômé des « ingénieurs » profondément anti-science et technophobes. Il y a manifestement un gros loupé dans la formation (et s’agissant de l’alimentation et de l’environnement de demain, c’est à mon sens inquiétant)
Revendiquer ne pas se baser sur la recherche, c’est faire promotion de l’obscurantisme. Je suis ravi de vivre deux fois plus longtemps que mes ancêtres, de pouvoir vous répondre grâce à une technologie inenvisageable il y a encore cinquante ans. Défendons le savoir. »
Une autre réaction assez fréquente est du type est du type « remboursez vos études payées par le contribuable puisque vous ne voulez pas faire le métier pour lequel vous avez été formés ». Il est vrai qu’on est un peu étonné que les étudiants aient attendu d’être diplômés pour « déserter », je pense que leur prise de conscience est antérieure à leur diplomation et ils auraient pu quitter leur formation avant (puisqu’elle ne correspond pas à leur aspirations). D’un autre côté, ça permet une forme de sécurité et de satisfaction personnelle (malgré tout ?).
Ce discours n’est pas le premier de ce genre. J’invite également à écouter celui-ci-dessous, il est intéressant également (durée 3’30). C’est celui d’un diplômé de centrale Nantes, discours prononcé lui aussi lors d’une remise de diplômes, en 2018.
Extrait : « Comme bon nombre de mes camarades, alors que la situation climatique et les inégalités de notre société ne cessent de s’aggraver, […] je suis perdu, incapable de me reconnaître dans la promesse d’une vie de cadre supérieur, en rouage essentiel d’un système capitaliste de surconsommation »
Des jeunes qui contestent la « société de consommation » ou la timidité des politiques publiques sur les enjeux environnementaux, ce n’est pas nouveau. Souvent, les modes d’actions sont plus constructifs, avec des organisations de manifestation, des engagement dans des collectivités publiques ou dans des entreprises pour changer le système de l’intérieur ou d’utiliser la science pour développer des solutions collectives parallèles à celles déjà toutes tracées, bref être dans la construction du monde de demain. Dans le cas de nos étudiants frondeurs d’AgroParisTech, il n’y a rien de tout ça. Leur orientation correspond à des solutions de retrait (repli dans des ZAD, création de communautés autonomes, …) qui paraissent davantage tournées vers des stratégies d’émancipation individuelle ou communautaire et qui suivent clairement une logique séparatiste teinté de complotisme et d’anti-science.
Des étudiants qui n’ont pas fait un métier d’ingénieur à la sortie de leur école, j’en ai connu un paquet. Certains disaient clairement qu’ils ont fait un cursus ingénieur sans vraiment se poser la question. Ils étaient bons étudiants et c’était la voie des bons étudiants. Mais après un stage ou deux, ils se sont rendus compte que ce n’était pas pour eux, pour des raisons diverses. A mon sens ce n’est pas un problème, on ne peut pas tout savoir d’avance.
Revenons au cas de l’étudiant de Centrale Nantes diplômé en 2018. Pendant 2 ans, il a été enseignant contractuel dans l’Éducation Nationale. Il a été ensuite « chargé de projet transition énergétique » dans une entreprise et il est actuellement « Success Manager » dans une autre entreprise spécialisée dans le domaine de l’édition de logiciels applicatifs, avec une application sur les performances des entreprises en matière environnementale et de responsabilité sociétale (info sur son profil linkedin).
Un autre document intéressant sur les écoles d’ingénieurs circule beaucoup et est directement diffusé dans des écoles d’ingénieurs. Il s’agit d’un documentaire complètement amateur réalisé par un étudiant de Centrale Nantes (encore !) pendant une année de césure. Le documentaire s’appelle « Ruptures » et raconte le parcours de 6 étudiants qui ont choisi une autre voie que la voie classique de l’ingénieur en entreprise. Ils n’ont pas choisi le repli mais se sont mis en action. On peut avoir plus de détails ici, site qui décrit le documentaire. Intéressant lui aussi ! Je mets le teaser du film ci-dessous:
Peut-être que la période en cours est une période de transformation en gestation et que les ingénieurs joueront un rôle majeur et sauveront notre monde en perdition ?
8 commentaires
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14 mai 2022 à 14:24
emiliebouv
La vidéo faisant le buzz sur les réseaux sociaux, comme beaucoup, j’ai visionné la remise des diplômes. Je me demande combien se sont reconnus quand le public est interrogé sur ses aspirations profondes. Je me suis bien évidemment reconnue.
Pour compléter ou simplement en parallèle, ce témoignage d’Aurélien Barrau est intéressant. https://m.youtube.com/watch?v=94IxSYo5wtM
Plutôt qu’agir, il émet l’hypothèse qu’il est plutôt urgent de penser à notre trajectoire. Où voulons-nous aller plutôt que chercher à polluer moins par tous les moyens possibles. Au final, dit-il la forêt sera détruite pour le parking de supermarché.
14 mai 2022 à 14:54
Rachel
@emiliebouv, je crois qu’on a tous des envies de tout abandonner et de se retirer loin du fracas. Quand on pense à l’organisation des humains, on se dit qu’il y aurait plein d’autres façon de faire autrement et mieux. La question que je me pose souvent est de savoir si notre société actuelle représente une forme d’optimum compte tenu de notre degré d’avancement civilisationnel, ou si elle seulement d’une des multiples possibilités et nous l’avons à présent par le jeu de paramètres aléatoires.
Ce qu’il a de bien dans ses discours et témoignages, c’est qu’on ne peut pas échapper au questionnement individuel (et aussi sur la dimension collective). En revanche, je n’aime pas celui des étudiants d’AgroParisTech car il est nihiliste et n’invite pas du tout à des démarches collectives (hormis celles de communautés en retrait de la société).
Merci pour le lien, je vais le visionner. A la différence de ceux du billet (témoignages d’étudiants), celui là est donné par un chercheur.
15 mai 2022 à 08:59
Jean-Michel
Merci pour la vidéo en entier. Je ne l’avais pas encore vue. Je ne vais pas les juger (j’aime/je n’aime pas, l’espoir est grand/je suis choqué, etc.). Mais je vais prendre cela comme un fait social (à regarder comme une chose disait Durkheim), d’autant plus que c’est un peu mon objet d’étude. Comme vous dites, cette contestation n’est pas nouvelle. Deux exemples seulement
En 1973, il y avait eu le film L’An 01 (avec Coluche, Clavier, Balasko, Depardieu…). https://fr.wikipedia.org/wiki/L%27An_01
Dix ans plus tard (1983) paraissait ce qui est devenu un classique de la sociologie sur le sujet « Des communautés pour les temps difficiles. Néo-ruraux et nouveaux moines » de Danièle Léger et Bertrand Hervieu, une enquête sur des groupes qui déjà avaient choisi de quitter un monde qu’ils pensaient condamné pour inventer dans les marges, souvent rurales, une autre vie. D. Léger et B. Hervieu comparaient ce phénomène à celui des premières communautés monastiques de l’Antiquité tardive, qui, elles aussi, quittaient un monde qu’elles croyaient condamné (et qui l’était en un sens). Le travail, sociologique, mais peut-être aussi journalistique, serait de décrire ce qu’il y a de commun à ces expériences, par delà les décennies, voire les siècles, mais aussi ce qui les distingue. En quoi par exemple la ZAD de NDDL dans laquelle dit vivre une de ces étudiantes, ou le collectif dans le Tarn dans lequel disent s’installer deux autres diffèrent des communautés des années 1970. A priori, je n’en sais rien, seule l’enquête de terrain pourrait le dire.
15 mai 2022 à 17:41
eric.rouvellac@unilim.fr
On en reparle dans 5 ou 10 ans grand max, avec un prêt sur 30 ans, un pavillon, un portail électrique, un labrador, une ou deux belles-mères, les vacances au ski, etc… Demandez aux boomers des sixties-seventies, à Dany CB par exemple ! MDR!
15 mai 2022 à 20:41
Gueux
@H4 : Bien vu. Si ces nouveaux « rebelles » suivent la même trajectoire que leurs « glorieux » ainés…
16 mai 2022 à 18:46
Albert Deboivin
@Jean-Michel, Eric, Gueux: j’aimerais bien vous citer l’exemple d’Alexandre Grothendieck qui s’est rebellé au plus haut de sa carrière et qui est allé au bout de ses idées et convictions écologistes semble-t-il. Après, il peut tout à fait être plutôt une exception qu’une règle générale. Il n’est pas dit que tous ces jeunes iront au bout de leur logique.
23 mai 2022 à 19:42
PR27
Le film « Ruptures » m’a d’autant plus touché quand j’ai vu que l’engagement politique de la diplômée (assez raisonnable au demeurant) de Saint-Brieuc était dans la liste apparentée Modem (liste d’opposition à un maire qui, lui, est plutôt écolo). C’est vraiment une birfurcation.
1 juin 2022 à 10:11
Gueux
@Albert: Pour 1 Grothendieck, combien de hippies sont devenus des yuppies ?