
On vit une époque formidable. La crise sanitaire a été un étonnant accélérateur de vocations scientifiques. En effet, de nombreuses personnes sont spontanément devenues des experts en épidémiologie ou spécialistes des vaccins. Comme ces personnes sont altruistes, elles partagent largement leurs expertises sur les réseaux sociaux. Chez les scientifiques qui étaient déjà en place, on a vu certaines reconversions thématiques impressionnantes. C’est le cas, par exemple, de Laurent Mucchielli, sociologue et chercheur au CNRS. Il était spécialisé dans la sociologie de la délinquance et des politiques de sécurité, et il est soudainement devenu spécialiste des vaccins.
Certains considèrent que l’évolution scientifique du sociologue cité est douteuse et non contrôlée, comme par exemple l’association Citizen4Science (citoyens et acteurs de la science). En août dernier, l’association a envoyé une lettre ouverte au CNRS pour dénoncer la « désinformation mortifère » qu’il a diffusé. On peut lire cette lettre ici. Extraits :
« L’article [de blog] écrit par votre chercheur instrumentalise la science pour faire passer une idéologie antivaccinale. […] Cette attitude de votre chercheur témoigne d’une dérive manifeste excluant la démarche scientifique et la rationalité pour sombrer dans les théories du complot. […] Il use en permanence de son affiliation au CNRS comme argument d’autorité auprès du public. […] Vous disposez de tous les arguments pour faire cesser le scandale destructeur de la parole d’un chercheur au CNRS en dérive publique ».
Le CNRS a réagi quelques jours après avec un communiqué (lire le communiqué en entier ici). Extrait :
« Le CNRS déplore les prises de position publiques de certains scientifiques, souvent plus soucieux d’une éphémère gloire médiatique que de vérité scientifique, sur des sujets éloignés de leurs champs de compétences professionnelles comme par exemple sur la vaccination contre la Covid ».
Le CNRS, comme l’association Citizen4Science, rappelle l’existence d’une charte de déontologie des métiers de la recherche. On peut la lire ici. Extrait :
« La liberté d’expression et d’opinion s’applique dans le cadre légal de la fonction publique, avec une obligation de réserve, de confidentialité, de neutralité et de transparence des liens d’intérêt. Le chercheur exprimera à chaque occasion à quel titre, personnel ou institutionnel, il intervient et distinguera ce qui appartient au domaine de son expertise scientifique et ce qui est fondé sur des convictions personnelles.
La communication sur les réseaux sociaux doit obéir aux mêmes règles ».
J’ai l’impression que le chercheur CNRS Laurent Mucchielli se contrefout un peu de la déontologie car il a signé encore récemment (mi-décembre 2021) une tribune antivax et complotiste, entraînant avec lui un nombre impressionnant de scientifiques (lire le billet précédent, ici). Ces personnes ont signé avec leur nom et leur organisme ou établissement d’appartenance.
Sur les réseaux sociaux, il semble que la majorité des personnes précisent leur profession dans le descriptif de leur compte (exemple : Machin Chose, MCF à l’Université de Saint Albin). Le chercheur devrait-il alors avoir deux comptes ? l’un dans lequel il est décrit comme un simple citoyen et l’autre comme un scientifique, du moins s’il s’aventure sur des terrains polémiques ou très idéologiques ? Pour certains comptes, on peut lire « ce compte n’engage que moi » ou « compte personnel ». Là on comprend que la personne ne communique pas au nom de son établissement mais cela ne règle pas la question de savoir s’il s’adresse aux autres en tant que citoyen ou en tant que chercheur. Étant donné l’importance croissante des réseaux sociaux et des dérives observées (incitation à la haine, campagne de dénigrement, désinformation, …), nul doute qu’on aurait peut-être parfois besoin de clarification, du moins quand il s’agit de sujets « sensibles » ou liés à une potentielle manipulation d’opinion.
8 commentaires
Comments feed for this article
4 janvier 2022 à 13:34
Dan -visseur "à la base"
Une fois de plus, Chère Rachel, vous visez juste. Mais il y a peu de réponses possibles : le tribunal en ferait des martyrs. Les tribunes et les pétitions diverses sont signées par des palanquées d’universitaires utilisant leurs titres – ce qui leur donne une légitimité pour être publiés , et permet de savoir « d’ù tu parles » (de façon parfaitement tronquée) – mais s’exprimant sur des sujets en dehors de leur champ d’expertise. Le fait d’être ingénieur ne me donne aucune compétence pour écrire cette réaction – seul mon pedigree de visseur manuel « à la base », puis électrifié est utile à la compréhension.
La dérive de L Mucchielli est observable depuis longtemps mais la Covid lui a donné un champ d’expression merveilleux.
La fiche Wikipedia est éloquente.
Intéressant : une de ses contributions a été « censurée » par …mediapart …pour diffusion de fausses informations.
4 janvier 2022 à 14:33
Dan- visseur 1898
Réfléchissant, comme individu, sur l’individualisme, je rencontre cette phrase de Durkheim, écrite au moment de l’affaire Dreyfus, quand des personnes se sont levées contre le jugement du tribunal militaire :
« Si donc, dans ces temps derniers, un certain nombre d’artistes, mais surtout de savants, ont cru devoir refuser leur assentiment à un jugement dont la légalité leur paraissait suspecte, ce n’est pas que, en leur qualité de chimistes ou de philologues, de philosophes ou d’historiens, ils s’attribuent je ne sais quels privilèges spéciaux et comme un droit éminent de contrôle sur la chose jugée. Mais c’est que, étant hommes, ils entendent exercer tout leur droit d’hommes et retenir par-devers eux une affaire qui relève de la seule raison. Il est vrai qu’ils se sont montrés plus jaloux de ce droit que le reste de la société ; mais c’est simplement que, par suite de leurs habitudes professionnelles, il leur tient plus à cœur. Accoutumés par la pratique de la méthode scientifique à réserver leur jugement tant qu’ils ne se sentent pas éclairés, il est naturel qu’ils cèdent moins facilement aux entraînements de la foule et au prestige de l’autorité. »
Il me semble que Durkheim pose assez bien les conditions de l’expression des experts. Ce qui devrait amener certaines et certains à tourner leur clavier sur la table.
Emile Dukheim (1898) « L’individualisme et les intellectuels. »
Durkheim …père de la sociologie moderne …après Ibn Khaldoun, mais c’est plus ancien.Père de la vraie sociologie, eussè-je dû écrire.
4 janvier 2022 à 14:51
Marcel P
Vous citez Laurent Mucchielli devenu spécialiste en vaccins. Ceux qui ont suivi ses travaux sur la délinquance savent qu’il a toujours été avant tout un militant.
Lorsqu’il est apparu dans le débat public, c’était au sujet des viols collectifs dans les caves de cité appelés « tournantes », avec une position ferme consistant à dire que les viols et la délinquance juvénile n’était pas un phénomène nouveau et qu’il n’y avait pas lieu de s’en émouvoir.
Même l’aspect scientifique était bancal – qu’existaient des viols collectifs à l’époque médiévale n’explique pas tout à fait les mécanismes de leur production en 2001 dans des banlieues française, ni de leur perception dans ces mêmes banlieues. Rappelons-le, il n’était pas question de #MeeToo pour les jeunes filles de quartiers défavorisés, il fallait que jeunesse se fasse et ces filles là étaient souvent décrites dans ces mêmes banlieues en termes injurieux et considérée responsables de leur sort.
Mais l’avis exprimé dépassait bien l’aspect scientifique bancal.
L’utilisation de la science pour tenir un discours politique est un aspect fondamental de sa perception de son travail de recherche ; il communique en usant de l’argument d’autorité parce qu’il conçoit très manifestement son propos politique comme l’extension et la conclusion de son activité professionnelle.
Bien entendu, chacun est naturellement influencé dans ses convictions par ses activités.
Mais très clairement, l’absence de tout effort de distinguer le citoyen du fonctionnaire porte atteinte au renom et au crédit de l’Institution à laquelle il appartient, en particulier dans l’expression de convictions loin de faire consensus.
C’est visible dans le cas Laurent Mucchielli dont j’ai la conviction que ce sont les idées préconçues au service de ses convictions politiques qui influencent ses activités plutôt que l’inverse.
4 janvier 2022 à 17:39
denis lesage
Que d’un autre coté, il puisse être autorisé de continuer à dire ou enfin faire connaitre qu’un « vaccin » nécessitant 3 injections ne relève pas d’un remède éprouvé, ni même recommandable alors qu’on s’interdit toute réflexion ou sortie par le haut avec une autre solution possible comme pourrait l’être le recours à l’Ivermectine.
4 janvier 2022 à 18:32
Rachel
Ici ce n’est pas un forum pour discuter des remèdes médicaux.
4 janvier 2022 à 20:47
Dan- visseur de base
@ Denis Lesage : je crois que l’analyse de Rachel ( complétée par Marcel P) ne porte nullement sur les solutions apportées par les 67 millions d’infectiologues français, mais juste sur le fait qu’exciper d’un titre universitaire acquis dans une spécialité pour prendre parti sur une question qui ne relève pas de sa compétence universitaire est une usurpation de compétence susceptible de tromper les lecteurs ou de les influencer autrement que par des arguments rationnels – cf Durkheim ci-dessus
5 janvier 2022 à 14:57
Gueux
@Rachel: Quel que soit le sujet, il ne me semble pas totalement honnête de dénoncer les incompétents qui soutiennent une thèse, sans dénoncer les non moins incompétents qui soutiennent la thèse contraire (même si elle s’avère être la bonne). Prenez les universitaires (ou assimilés) squatteurs d’émissions TV et radio depuis deux ans, et tapez leurs noms dans PubMed. Vous verrez que beaucoup ont une production scientifique (en général, et sur les maladies infectieuses en particulier) proche du vide inter-galactique, surtout si on la rapporte à la norme du chercheur lambda dans le domaine. Ces personnes là, elles s’expriment en tant que chercheurs ou en tant que citoyens ?
« …nul doute qu’on aurait peut-être parfois besoin de clarification, du moins quand il s’agit de sujets « sensibles » ou liés à une potentielle manipulation d’opinion. »
On peut penser qu’il y aurait moins de réfractaires et de complôtistes si en face il y avait moins de branquignols médiatisés.
5 janvier 2022 à 16:15
Rachel
@Gueux, d’accord, il y a bien entendu des personnes incompétentes qui ne versent pas dans le complotisme ou qui mènent des campagnes pro-vax, et qui le font sous leur étiquette de chercheur. Mais les conséquences ne sont pas les mêmes.
Pour le point sur la médiatisation, on sait bien qu’une bonne polémique fera monter l’audimat alors qu’une discussion sérieuse entre personnes raisonnables et objectives sera considérée comme très ennuyeuse. C’est un peu le point soulevé par le CNRS dans son communiqué quand il parle de chercheurs « souvent plus soucieux d’une éphémère gloire médiatique que de vérité scientifique ». Je pense que le point ici est de savoir si le polémiste doit préciser s’exprime en tant que citoyen ou chercheur.