L’ANR a publié quelques statistiques sur les dépôts de projets 2016 (lire ici), dont on a eu récemment le retour des expertises des pré-propositions. C’est l’occasion de faire le point sur cette campagne 2016. C’est aussi l’occasion de faire une estimation du temps consommé par cet appel à projets afin d’estimer si les chercheurs passent tant de temps que ça à écrire et à évaluer des projets de recherche.
Précisons tout d’abord qu’il y a eu 6419 pré-propositions recevables. 2826 ont été retenues pour la deuxième phase, soit 44%. Sachant que le taux final de succès sera de 14 % cette année, on peut donc dire qu’environ 1/3 des propositions de cette seconde liste seront lauréates.
Faisons tout d’abord une estimation du temps passé pour écrire ces 6419 pré-propositions, chacune de 5 pages. Je prends l’hypothèse qu’en moyenne il y a 4 partenaires par projet. Le gros du boulot est souvent fait par le porteur du projet. J’estime que ça peut l’occuper une semaine à temps plein. Pour les trois autres partenaires, le boulot est bien moindre et je compte une journée temps plein pour chacun. Cela fait en tout 8 jours de travail pour l’ensemble de la rédaction de ces 5 pages, soit 51352 jours = 228 années ETP recherche (en comptant 5 jours par semaine et 45 semaines dans l’année). A mon sens, ce n’est pas du temps de travail perdu. C’est l’occasion de faire la bise aux collègues, de cogiter sur des actions de recherche commune, de se clarifier les idées (rien de mieux que de les formaliser sur un texte court).
Passons maintenant à l’expertise de ces pré-propositions. Il y a eu 29 796 expertises de ces 6419 pré-propositions. Comme j’ai refusé de faire les expertises ANR, je ne sais pas trop combien de temps les évaluateurs ont consacré par projet ? Le temps de lire les 5 pages et de faire un court rapport ; disons 30 min si on est bien concentré ? D’après les rapports d’évaluation que j’ai pu lire, ça me semble souvent assez bâclé et ça ne dépasse rarement plus de quelques lignes. Si 30 min est correct, alors cela représente fait 14 898 heures = 1862 jours = 44 années d’ETP recherche (une vie entière de chercheur à lire des projets ANR ; le bonheur !).
Passons maintenant à la deuxième phase, dont l’écriture commence pour les heureux pré-sélectionnés. Rappelons qu’il y a 2 826 projets retenus. Pour cette deuxième phase, il faut écrire 30 pages de proposition détaillée. C’est un gros travail. A la louche, je compte deux semaines pour le porteur et 3 jours pour les 3 autres partenaires. Ça fait environ quatre semaines de travail par projet, soit 11304 semaines = 251 années d’ETP recherche.
Ensuite il faudra évaluer ces projets. Je pense qu’il y a 2 – 3 évaluateurs, qui vont passer une demi-journée sur chaque projet, soit 2,5*2826*0,5 journées= 3532 journées = 16 ans d’ETP recherche.
Enfin il ne faut pas oublier la grand-messe finale dans les CES (comités d’évaluation scientifiques) (liste 2015 ici). Ce sont ces comités qui font le classement final et proposent les lauréats. Il y a 41 comités (si j’ai bien compté). Chaque comité compte 35 personnes environ. Chaque comité travaille environ deux jours de présence + certainement au moins une journée de préparation sur les projets qu’on a dans son panier. Ce qui fait un équivalent de 105 jours de travail par comité, donc 4305 jours pour l’ensemble des comités, soit 615 semaines = 14 ans d’ETP recherche.
Si mes estimations sont bonnes, la rédaction des projets consomme 479 années d’EPT et l’évaluation consomme 74 années d’ETP. Bref à la louche, l’évaluation compte pour environ 15 % du processus
Maintenant, faisons une estimation du temps passé à ces projets ANR (incluant production du projet et son évaluation). Je fais la somme de toutes les années: 228 + 44 + 251 + 16 + 14 = 553 années ETP recherche. Si à la louche je compte 60 000 EC et 30 000 C des organismes potentiellement concernés par ces appels ANR, cela fait 60 000 ETP recherche. Le temps passé sur l’appel à projet ANR représente donc 0.92 % du potentiel recherche consacré à l’opération de cet appel à projet (disons 1 % du temps). En moyenne, ça veut dire que chacun d’entre nous a passé environ 1 % de son temps sur ces projets (soit environ 2 jours de travail sur l’année). Bref, c’est assez loin des tirades sur la « perte de temps de recherche » ou « on passe plus de temps à écrire des projets de recherche qu’à chercher ! ».
15 commentaires
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1 mars 2016 à 20:16
olivierboubaolga
Exercice intéressant, quelques remarques à chaud cependant :
* tu ne comptes que les ANR, il faudrait ajouter tous les types d’appels, si le temps est le même, cela fait pas mal de 1% à ajouter… (projets européens, ANR, appels à projets régionaux, ACI des universités, projets de thèse, etc, etc, etc…)
* ce type de tâche n’est pas également réparti, ma petite expérience me dit que ce sont quelques personnes au sein de chaque labo qui se chargent de ce genre de tâche, qui sont sollicités pour expertiser, etc
* on doit donc assez vite arriver à plusieurs dizaines de pourcents pour certains, et on ne parle là que de l’aspect recherche, il y a aussi de la bureaucratie côté formation, côté responsabilité, etc.
Bref, le 1% final me semble excessivement faible !
1 mars 2016 à 20:46
JF
Un bon calcul de moyenne laisse supposer que si une personne y passe 10% de son temps (ça peut arriver à des gens très impliqués dans ce genre de choses — d’ailleurs pour un porteur de projet, 3 semaines ETP ça fait déjà 5% de l’année) il y en a 9 autres qui y passent 0%.
A la très grosse louche, ça ressemble assez à ce que je vois autour de moi…
1 mars 2016 à 21:11
Rachel
@Olivier, oui, je ne compte que les ANR. A vrai dire je ne sais pas trop ce que représentent les ANR au regard des autres projets. A la louche je dirais que l’ANR représente environ la moitié des appels à projets. C’est du moins ce que j’observe dans mon labo. Alors dans ce cas, la proportion de temps moyen passe à 2 % de l’ETP recherche.
@Olivier, @JF, oui bien entendu c’est une moyenne sur l’ensemble du potentiel EPT recherche. C’est évident que le porteur passe beaucoup plus que ce 1% du temps. Que ça soit inégalement réparti, je suis complètement d’accord. Mais le calcul dit que le temps moyen passé sur ces appels à projets ANR est de l’ordre de 1%. Et le principe dans l’ESR c’est le principe de l’égalité des personnels devant les charges et les missions = une répartition aussi sur les appels à projets me parait évidente dans ce contexte égalitariste = 1% de temps de chacun.
@Tous, est-ce que vous voyez une erreur dans mes calculs, ou une estimation erronée ?
4 mars 2016 à 12:23
Thomas
Très interessant. Il me semblerait interessant de pousser la comparaison plus loin:
1- de déterminer la somme d’argent distribuée par l’ANR pour financer les 14% de projets retenus
– de convertir cette somme en ETP de CDD (comme si 100% du financement servait à financer des CDD, post-doc et ingé)
– de comparer ce total ETP aux ETP chercheurs nécessaires pour récupérer le financement.
Ma crainte: que globalement, à l’échelle nationale, les ETP CDD financés soit inférieurs aux ETP chercheurs nécessaires pour trouver les financements…
4 mars 2016 à 14:47
mixlamalice
@Thomas: la somme c’est en gros 400 millions d’€.
Si vous comptez qu’un CDD c’est en brut chargé en gros 50k€/an, ça vous fait ~10000ETP. Contre 600 ETP de rédaction de projets, si je lis bien l’article de Rachel.
4 mars 2016 à 18:55
Rachel
@Thomas, disons qu’une année ETP recherche coute 70 000 €. L’appel à projet ANR consomme 553 années d’ETP recherche = 39 M€. S’il y a 400 M€ distribués dans les projets ANR, cela représente environ 10 % de l’investissement en EPT recherche pour les obtenir.
5 mars 2016 à 07:27
Monsieur La Souris
Au delà du temps, considérons d’autres effets de ce taux de succès de 8% :
– se faire jeter une grande majorité de ses projets et constater que c’est pareil pour ses voisins, c’est pas bon pour le moral. C’est le sentiment qu’on a été recruté à tort, puisqu’il n’y avait pas les moyens de fonctionner ensuite. L’impression que l’ensemble est mal organisé, ou qu’on est un usurpateur, si on prend sur soi.
– comment construire des trajectoires scientifiques personnelles et d’équipe ? Je vois des équipes dont les activités « de près » sont fortement conditionnées par « le » projet qui a été accepté parmi les 10 soumis. Ce sont généralement des projets à consortium ; on ne refile pas la même chose dans tous les projets, on fait des compromis, on sort (un peu) de ses plates-bandes préférées pour aider la cohérence du projet pour les faire accepter. Mais comment conduire une voiture quand le volant ne répond qu’une fois sur 10 ? A cette objection, on (un peu haut responsable) m’a répondu qu’il faut être leader du projet ANR. Voilà bien la solution : tout le monde leader du projet. Ou bien, aveu que, par construction, ces projets ont pour conséquence de marginaliser un nombre croissant de personnes. Je n’ai pas écrit « pour objectif », mais vous l’aurez lu.
5 mars 2016 à 11:14
Rachel
@Monsieur La Souris, je suis d’accord avec vos remarques. Au-delà du temps, il y a beaucoup de chose à dire. Admettons que l’objectif soit de marginaliser un certain nombre de personnes ou d’équipes, celles qui n’auront pas pu accéder aux appels à projets assez sélectif type ANR ou Bidulex, quel est l’intérêt de faire ça ; quel serait le but non avoué ?
5 mars 2016 à 13:04
Marianne
« @Rachel : quel est l’intérêt de faire ça ; quel serait le but non avoué ? »
Ben une fois qu’on a identifié des non-excellents et qu’on les a mis sur le bord de la route on leur refile tout le taf à la con : l’administratif, les cours, on module leur service que sais-je…Vous manquez d’imagination!
5 mars 2016 à 13:04
Marianne
Et ensuite (effet matthieu) on a plus de thune pour les excellents…On trie, on écarte et on recommence
5 mars 2016 à 13:06
Marianne
Et pareil au niveau national, une fois qu’on a identifié 10 idex (ou quinze), ben le reste, on leur file tous les étudiants qui sont pas pris ailleurs (leurs licences/masters étant par principe non sélectifs) avec pas un rond pour gérer et ils se démerdent…
5 mars 2016 à 14:07
Rachel
@Marianne, il y a aussi une autre solution : encourager les équipes qui n’arrivent pas à trouver de financement sur appels à projets vers de la recherche partenariale avec des entreprises, sur contrats.
5 mars 2016 à 14:21
mixlamalice
@Rachel: grosso modo, je crois que c’est à peu près le cas chez nous (on doit tourner à 50% voire 2/3 de financements directs avec entreprises). Il y a à boire et à manger du coup… je vois quand même pas mal de projets qui, selon moi, relèvent de « l’ingénierie délocalisée moins chère – et subventionnée » de la part des boîtes plus que d’une activité de recherche.
5 mars 2016 à 14:45
Lorne
Est-ce que quelqu’un aurait des chiffres sur la part des budgets RH dans les projets ANR (contrats doctoraux, post-doc, vacations ou équivalents…) ?
5 mars 2016 à 16:21
Marianne
« @Rachel : il y a aussi une autre solution : encourager les équipes qui n’arrivent pas à trouver de financement sur appels à projets vers de la recherche partenariale avec des entreprises, sur contrats. »
Oui bien sûr. Pas possible dans tous les domaines. Mais faisable dans plein d’autres