« Les Universités françaises, en matière de recherche, doivent viser l’excellence. Cependant, la conception de l’excellence mérite d’être précisée, car il nous semble qu’elle peut être dissociée des idées relatives à la « masse critique » et de la tendance à concentrer les moyens pour le motif d’éviter le « saupoudrage ». Notre réflexion s’appuie sur les travaux et réflexions de chercheurs spécialistes de la sociologie et de l’économie des sciences et des analyses bibliométriques. Elle se veut donc fondée empiriquement.
La métaphore de la masse critique [1]
Appliquée à des activités de recherche, la métaphore de la masse critique consiste à dire qu’il faut une densité suffisante de chercheurs dans une institution, une métropole ou une région pour que la qualité de la recherche soit bonne, les chercheurs étant censés avoir besoin de nombreux collègues à proximité pour échanger des idées et être stimulés dans leur travail. Quelques tentatives ont été effectuées pour établir un lien entre le nombre de chercheurs rassemblés dans une même ville ou région et le nombre moyen d’articles publiés par chercheur [2]. Elles n’ont pas pu établir ce lien et tout semble indiquer que la masse critique en matière de recherche n’est rien d’autre qu’une idée reçue, sans fondement empirique. A une échelle agrégée, le nombre de publications d’une ville ou d’une région est en général quasiment une fonction linéaire du nombre de chercheurs, lequel résulte des évolutions de l’enseignement supérieur et des politiques conduites à l’échelle nationale ou locale. Autrement dit, jusqu’à preuve du contraire, tout semble indiquer que la masse critique nécessaire à la réalisation d’une recherche de qualité s’établit très précisément à 1. C’était d’ailleurs exactement l’effectif des spécialistes de théorie physique au bureau des brevets de Berne en 1905. Mais le physicien de cette administration, Albert Einstein pour ceux qui ne l’auraient pas reconnu, n’était pas pour autant isolé car il correspondait avec de nombreux savants : il était donc inscrit dans un réseau d’échanges intellectuels. C’est le réseau qui est important, non la concentration.
La loi de Lotka
Une autre proposition souvent entendue, partiellement liée, consiste à prôner la concentration des moyens sur une petite proportion des auteurs des publications et de leurs laboratoires d’appartenance, ceux à la visibilité scientifique la plus forte. Cette proposition s’appuie sur une régularité empirique, que l’on baptise en général « loi de Lotka » [3] : si 20% des chercheurs sont à l’origine de 80% des publications les plus significatives, pourquoi ne pas concentrer les moyens seulement sur ces 20% ? Ce type de préconisation relève d’un phénomène classique du monde social qui est la tendance au cumul des avantages, l’« effet Mathieu », analysé par le sociologue Robert Merton [4]. Ce type d’analyse occulte le fait que les chercheurs les plus cités sont la partie la plus visible d’un immense travail collectif réalisé par l’ensemble de la communauté scientifique. Pour reprendre une métaphore bien connue, les chercheurs les plus visibles sont des « nains juchés sur les épaules de géants » [5]. Si l’on coupait cette « élite » de sa « base », elle s’étiolerait très rapidement.
Saupoudrage ou arrosage ?
Nous considérons donc que l’excellence n’est pas la caractéristique d’une élite de chercheurs plus connus que leurs collègues, mais la qualité d’ensemble de la recherche d’une ville, d’une région ou d’un pays. Cette qualité ne se mesure pas par le nombre des citations obtenues (qui est seulement et approximativement un indicateur de visibilité), mais par la capacité des résultats produits à se révéler pertinents à l’épreuve du temps et du débat scientifique. De ce fait, il est essentiel de soutenir un large ensemble de laboratoires. Ce type de stratégie se heurte souvent à une incompréhension : soutenir l’ensemble des laboratoires, n’est-ce pas s’exposer au risque du saupoudrage des moyens ? Ne faut-il pas, encore une fois, se concentrer sur les « meilleurs » ? Ce type de réaction pourrait s’entendre si l’on était sûr que les meilleurs d’hier seront aussi les meilleurs de demain. Mais la recherche, c’est une de ses caractéristiques distinctives, est une activité marquée par une incertitude radicale, qui rend impossible l’identification de « l’élite » de demain. Prôner le soutien à l’ensemble des chercheurs, sur la base, pour l’essentiel, de la qualité des projets futurs plutôt que sur la récompense des succès passés, ne correspond pas à une stratégie de « saupoudrage », mais plutôt à une stratégie « d’arrosage » : nous ne pouvons pas savoir à l’avance où vont éclore les meilleures recherches de demain. En arrosant un seul endroit, nous pourrions nous priver de voir éclore l’excellence de demain… »
Olivier Bouba-Olga (Université de Poitiers) & Michel Grossetti (CNRS, Université de Toulouse 2). Texte également publié ici.
[1] Pour un développement plus long, voir ce texte.
[2] Voir par exemple l’article suivant : Bonnacorsi A. et Daraio C., 2005, « Exploring size and agglomeration effects on public research productivity”, Scientometrics, Vol. 63, n°1, pp.87-120.
[3] LotkaAlfred J. (1926). « The frequency distribution of scientific productivity ». Journal of the Washington Academy of Sciences 16 (12): 317–324.
[4] Merton Robert (1968). The Matthew effect in science. Science 159:56–63. Pagereferences are to the version reprinted in Merton (1973). The Sociology of Science. Chicago University Press, Chicago.
[5] Cette citation attribuée à Newton peut s’entendre en dynamique : les chercheurs d’aujourd’hui (les « nains ») s’appuient sur les connaissances accumulées depuis des siècles par leurs prédécesseurs. Elle doit s’entendre également en statique : la qualité du travail de l’élite d’aujourd’hui (les « nains ») dépend étroitement de la masse du travail réalisé par la base actuelle…
41 commentaires
Comments feed for this article
19 février 2012 à 15:03
Marianne
Le finnacement de reseau c’est il me semble le mode de financement de l’ANR : les gens qui s’interessent a un theme donné (et qui ont des affinites) deposent un projet ANR et l’ont (ou pas)
Sinon, a fond d’accord qu’on progresse (du moins) en maths par les rencontres qu’on fait, les gens qu’on cotoie. C’est ce qui permet de se tenir au courant des avances dans son domaine et de faire connaitre ce que l’on fait
Par contre ca marche bien en maths parce qu on a pas besoin de matos.
19 février 2012 à 15:07
Marianne
Le fait d’etre dans une universite avec un minimum de masse critique joue quand meme en partie : ca permet de trouver des gens avec qui on a des affinites. Si on est recrute dans un labo ou les gens sont peu nombreux c’est a double tranchant. Soit il y a un gars ou une nana super dynamique qui devellope des choses auxquelles on s’interesse au quel cas c’est super et c’est mieux d’etre dans une petite unité. Soit pour des raisons x ou y on n’est pas en adequation avec les thematiques du lieu et la c’est galere pour continuer dansce qui vous interesse. D’ailleurs j’imagine que dans les petits labos on essaie de recruter dans quelques thematiques bien ciblees qui deviennte la specialite locale. Ce qui peut aboutir a des choses tres interessantes
19 février 2012 à 15:14
Rachel
A propos de la linéarité entre le nombre de chercheurs et de publications, j’avais déjà abordé ce point dans un billet sur « les régions qui publient ». J’avais mis un histogramme du nombre de publications normalisé par rapport au nombre de chercheurs. On peut constater qu’il n’y a pas de grande différence entre les régions.
https://rachelgliese.wordpress.com/2010/02/08/les-regions-qui-publient/
A propos du dernier paragraphe, rien n’empêchera les nouveaux seigneurs de la science (les lauréats des bidulex) de sous-traiter des petits morceaux de science aux gros nuls de la science (les malheureux perdants des bidulex). Ces derniers trouveraient alors pitance …
19 février 2012 à 15:20
Rachel
@Marianne, il y a aussi des Labex qui sont aussi des réseaux thématiques inter-régions. Pour les sciences dures, qui nécessitent souvent de gros équipements très chers, c’est aussi souvent organisé en réseau ou en centre commun. Une certaine mutualisation des moyens me parait aller dans le bon sens afin d’optimiser des ressources qui ne sont pas débordantes …
19 février 2012 à 15:44
Dan - visseur small but beautiful (indeed)
L’exemple de Marianne et le bon sens disent que ce genre de statistiques n’a pas de sens si elles ne sont pas spécifiées par discipline. Si les chercheurs en histoire sont prolixes dans une université, cela ne veut rien dire sur la recherche « en général ».
Ensuite, les réseaux sont esssentiels, donc la capacité des personnes et de leur institution rapprochée ( l’UFR, pas le PRES) à nouer des liens, se bouger, être curieux et partageux.
En revanche, la taille critique a du sens lorsqu’il y a des équipements : on imagine pas cinq ou six chercheurs pour le HAD.
Nota : j’ai un bon copain, physicien de haut vol,chercheur dans l’imagerie médicale en entreprise, qui s’est reconverti à sa retraite dans l’étude des mystiques et des quiétistes du XVIIème siécle en France ( Port Royal, Mme Guitton, …) : il travaille seul, à la maison ou en bibliothèque, en réseau de mordus du sujet – il publie beaucoup des travaux de grande valeur universitaire. il va où dans la taille critique ? ( nota : il n’est évidemment pas rémunéré, et le tirage des lettres complètes de Mme Guitton, ce n’est pas Dan Brown ou Amélie Nothomb)
19 février 2012 à 16:14
L’excellence des Universités : oui, mais quelle excellence ?! | Olivier Bouba-Olga
[…] L’excellence des Universités : oui, mais quelle excellence ?! Posté le 16 février 2012 by obouba update : texte publié également ici. […]
19 février 2012 à 22:02
Marianne
@Dan : je pense qu’une des difficultés lorsqu’on est dans un « petit » labo est de s’insérer justement dans un réseau. Dans un gros labo c’est assez naturel, on bosse avec les gens qui sont a proximité, on voit des seminaires. En un sens c’est plus simple. Le probleme n’est pas non plus le meme qu’on soit chercheur confirmé ou débutant. Plus on est confirmé, plus on est déjà bien inséré dans une communauté scientifique et moins ca joue d’etre dans une « petite » fac ou une grosse fac. Par contre quand on débute ca a a mon avis plus d’impact. Dans une grossse fac on « voit » plus de choses. Sans qu’on puisse dire que ce soit directement utile, on a une vision plus globale de ce qui se fait dans les différents domaines. Si on est dans une « petite » fac ca oblige a se déplacer pour aller dans des seminaires et en un sens a etre plus volontariste. Ca peut aussi etre complique car il faut pouvoir degager le temps et les moyens financiers pour se deplacer
Autre truc si on souhaite progresser, dans un grand centre il est plus facile d’encadrer des thésards ce qui joue en partie lors des promotions
Bien sur et c’est ce qu’on voit en maths le fait d’etre dans un labo avec une « taille critique » ne fait pas tout..On a des tres bons dans des tous petits labos et des gens qui ont decroche meme dans les labos les plus prestigieux et le meilleur environnement scientifique possible. Le prestige est d’ailleurs parfois un handicap quand on debute car on a la « pression » : trop d’excellence tue l’excellence : ne mettre que des « tres bons » tous ensemble peut etre lourd a porter suivant la personnalite des gens…
20 février 2012 à 08:32
PR23
En fait, l’excellence académique pourrait être une notion « valise » qui servirait aussi à habiller des stratégies géopolitiques.
Dans un état aussi traditionnellement centralisé que le nôtre, il est difficile de se défaire de l’habitude de considérer que l’essentiel est toujours à Paris. Les régions font de même à leur échelle, en faveur de la « capitale » régionale. L’excellence universitaire n’est alors qu’un des éléments, un des arguments, de la recentralisation des territoires.
20 février 2012 à 10:17
jako
@PR23: C’est vrai qu’il ne vient à l’esprit de personne de penser / d’envisager que le discours sur « l’excellence » et la « performance » utilise les mêmes « éléments de langage » et la même rhétorique vide que les discours de nos politiques. Comment expliquer cet aveuglement? C’est sans doute que le discours sur « l’excellence » parle aux tripes: on n’a le choix qu’entre d’un côté des chercheurs imbus d’eux-mêmes qui « carburent » au narcissisme et qui passent leur temps à se regarder dans un miroir (déformant?): « comme je suis beau! », « comme je suis bon! »; et de l’autre des gens qui se voient comme des parias (le matraquage ambiant sur les « classements » ou sur le « chômage » dont l’Université serait responsable s’insinue lentement mais surement dans les esprits …), qui peuvent avoir le sentiment de boire chaque jour la lie de leur insignifiance et de leur culpabilité et qui en conséquence sont prêts à accepter n’importe quoi… Qu’on en soit là, c’est bien triste…
20 février 2012 à 10:20
Sirius
Excusez-moi de commencer la semaine par un point d’érudition. Mon institution étant dans un Idex, ça doit être les premières atteintes du snobisme qui va m’envahir.
A propos des nains et des géants, la phrase n’est pas de Newton (on ne prête qu’aux riches), mais de Bernard de Chartres, telle que rapportée par Jean de Salisbury, Metalogicon (III, 4), 1159 :
« Dicebat Bernardus Carnotensis nos esse quasi nanos, gigantium humeris insidentes, ut possimus plura eis et remotiora videre, non utique proprii visus acumine, aut eminentia corporis, sed quia in altum subvenimur et extollimur magnitudine gigantea ».
Ce qui donne en français :
« Bernard de Chartres disait que nous sommes comme des nains juchés sur les épaules de géants, de sorte que nous pouvons voir plus de choses qu’eux, et des choses plus éloignées qu’ils ne le pouvaient, non pas que nous jouissions d’une acuité particulière, ou par notre propre taille, mais parce que nous sommes portés vers le haut et exhaussés par leur taille gigantesque. » (cf. le bel article d’Hervé Dumez « Sur les épaules des géants », le Libellio, Vol. 5, n°2, été 2009, 1-3.)
20 février 2012 à 10:52
PR27
jako, quand je vois, après des mois et des mois, que l’énergie n’est pas tellement mise dans les débats sur les orientations scientifiques, l’identification des « bons problèmes », mais des stratégies géopolitiques, comme le dit justement PR23, je ne peux que souscrire à votre paragraphe acide et l’interprétation du « parle au tripes ». Pour instancier le plaisir que ce donnent certains responsables à faire joujou avec la « visibilité » et la « lisibilité », je me rappelle un assez haut responsable prônant l’ « université de Nantes, site d’Angers ». Je suppose qu’il n’avait pas entendu dans une autre réunion dire « Université de Rennes, site de Nantes »… tout cela est assez pitoyable.
20 février 2012 à 10:54
Sirius
Sur le fond de l’article, j’ai de sérieuses réserves. Les auteurs démolissent la théorie de la taille critique en disant qu’elle n’est pas vérifiée empiriquement. Ce qui semble vrai dans l’ensemble, mais mériterait d’être vérifier en descendant au niveau des disciplines (cf. la remarque de Dan). Et également en ne prenant pas seulement comme unité d’analyse les villes, les régions ou les pays, mais les établissements. Certains auteurs proposent aussi de substituer à la taille critique le concept de « densité critique » (la proportion d’excellents chercheurs dans un même établissement). Tout cela mérite vérification.
Mais l’exigence de vérification empirique disparaît quand les auteurs défendent, sans autre base que leur conviction, leur concept d’arrosage général. Cette perspective est, au mieux, une hypothèse qu’il conviendrait de vérifier. On est un peu surpris de voir nos économistes proposer, sans éléments de preuve, d’arroser beaucoup de sable.
20 février 2012 à 16:36
amigues
Je pense aussi aux idées de Christiner Musselin évoquées dans un fil plus ancien. Pour elle, l’attitude générale des décideurs politiques est la méfiance vis-à-vis de l’ESR. Vrai en France mais aussi ailleurs. On s’en sort en disant qu’ils ne ne comprennent rien à la recherche ou n’ont aucune expérience personnelle de l’université (le cas chez nous). Certes mais un peu court.
D’un côté, ils sont sous la pression de consultants qui n’arrêtent pas de vanter l’importance de la recherche pour une économie performante dans la mondialisation et donc la nécessité d’accroître les moyens de manière significative (le fameux objectif des 3% du PIB en R&D). Mais à qui donner et pour quoi faire ?
D’où:
1) Si on a une forte aversion au risque, on donne aux meilleurs. C’est sans risque, même si le delta de ce surplus de moyens sera en fait assez faible, l’argent ne sera pas gaspillé.
2) Les « meilleurs » étant peu nombreux, on les contrôle plus facilement que si on donne à tout le monde. Il est aussi plus facile de les menacer plus tard de les rétrograder.
3) Si on ne veut pas réellement aller au 3% on fait « quelque chose » de moins coûteux en pariant sur le fait que le Delta sur les 20% de bons sera plus que l’epsilon de science obtenu en divisant également sur tout le monde un epsilon monétaire.
4) On peut constater que même dans un système égaliatire où les dotations des labos sont proprtionnelles aux effectifs, il existe des différences significatives de productivité dans un petit nombre de labos par rapport aux autres. C’est donc que ces derniers sont mieux organisés pour être performants que les autres. En les élisant vous reconnaissez leurs mérites passés (logique de récompense, émulation pour les autres poussés à adopter les fonctionnements internes qui « marchent » ), et vous « incitez » les bons à se dépasser encore plus (à frais réduits). D’où ce discours récurrent sur la bonne « gouvernance » et les « bonnes pratiques » du carnaval des IDEX.
5) En concentrant, vous renforcez l’attractivité et vous limitez le brain drain. C’est à mon sens l’argument le plus fort de l’affaire, inscrit dans une logique concurrentielle entre pays qui se discute.
« l’excellence » permet ensuite d’habiller le tout, mais la méfiance demeure (même vis-à-vis des « excellents »). Reste la question du « pour quoi faire ? » et là je doute que la vison des « excellents » et des décideurs coïncide totalement…
20 février 2012 à 19:03
Helios
Cette notion de masse critique est particulièrement stupide dans les mathématiques. Etant donné que les connaissances accumulées (y compris les travaux très récents) sont accessibles instantanément et partout, et la communication aussi est instantanée.
Visiblement il s’agit d’un texte du 19ième siècle (bien que le CNRS et l’Université de Toulouse 2 soient plus récents je crois).
20 février 2012 à 19:25
Helios
Pardon j’avais pas tout lu.
Mais pour aller plus loin je voudrais citer Jean Dieudonné, selon qui les progrès essentiels en mathématiques sont dus à quelques individus par siècle. Sans aller jusque là ont peut isoler quelques individus qui ont produit plus à eux seuls que des milliers d’autres. Par exemple on pourrait citer Alexandre Grothendieck, qui a principalement produit pendant les années 60. Je ne pense pas que si on l’avait coupé de sa base il se serait « étiolé » (d’ailleurs il s’est coupé lui-même de sa base). C’est plutot la base qui aurait perdu le plus. Ce qui s’est passé c’est que les découvertes de ce chercheur hors-pair ont été année après année suivies, éclairées et développées lors de séminaires par un ensemble de « disciples ». Ce qu’on a l’impression, en lisant le volumineux livre où Grothendieck évoque cette période, c’est la notion de « laboratoire » ou d’ « université » est absente, il ne reste que les relations entre individus, « maitre » et « disciples ». Avec tout ce que ça comporte aussi de désagréable (des « disciples » auraient ainsi par exemple trahi le « maitre »…)
Donc ce que me semble montrer cette histoire c’est que les structures sont beaucoup moins importantes que les individus, qui sont finalement assez peu liès à elles s’ils sont d’un certain niveau. Mais c’est peut-être différent dans d’autres disciplines.
20 février 2012 à 20:03
Rachel
@Sirius, j’ai repêché vos commentaires dans la file des « indésirables ». Désolée du retard de publication … A l’échelle d’une région, les auteurs du texte ont parfaitement raison : il y a une corrélation très forte entre moyen humain et productivité. Mais je partage un peu votre interrogation à une échelle plus petite, par exemple à l’échelle de l’établissement ou d’un laboratoire. Par exemple, est-ce qu’un gros labo publie plus qu’un petit labo (en moyenne, rapporté à l’ETP) ? Un labo dans une petite université de province reculée publie-t-il autant qu’un labo de taille comparable mais situé au cœur d’une grosse structure ?
@Amigues, merci beaucoup pour votre analyse, les tentatives d’interprétation du phénomène sont tellement rares ! définitivement, il va me falloir faire un billet (ou plusieurs) de ce texte de Christine Musselin !
@Helios, d’après votre commentaire, il suffit de quelques individus pour faire la science, le reste ne compte pas vraiment (si on caricature un peu). Peut-être que les bidulex c’est un peu la même chose à une échelle plus grande, c’est-à-dire un soutien des structures « hors pairs », le reste n’ayant pas vraiment d’importance …
20 février 2012 à 22:50
Rachel
Bon voilà, j’ai refait la courbe de productivité (publications) des chercheurs. Précisons qu’il s’agit des publications en science de la matière et de la vie (biologie, médicale, chimie, physique, maths, sciences de l’Univers, science pour l’ingénieur). Sur l’axe vertical c’est la part des publications par régions (donc des pourcentages). C’est donc le poids relatif des régions sur le volume de publications en France. Sur l’axe horizontal, c’est la part en chercheurs (en équivalent temps plein recherche, bref ETP). C’est là encore donné en pourcentage, donc en poids relatif du potentiel de recherche de chaque région.
(Note: j’ai corrigé la courbe suivant les commentaires ci-dessous, j’avais initialement inversé la légende des deux axes … )
Sur la courbe j’ai mis aussi une droite de pente 1. Donc tout ce qui est au dessus de la droite correspond à une productivité supérieure à la moyenne française. Et inversement pour tout ce qui est en dessous.
L’Île-de-France représente environ 35 % du potentiel. Afin de ne pas écraser la courbe, j’ai décalé le point vers la gauche. L’Île-de-France est presque sur la droite de pente 1, très légèrement au dessus. Dans cette région, il y a 4 IDEX (donc 50 % des IDEX pour 35 % du potentiel humain du pays).
Ensuite arrive Rhône-Alpes. Cette région a un indice de productivité nettement supérieur à la moyenne (d’environ 10%). Bravo ! et dommage pour vos deux IDEX ratés…
Ensuite arrivent trois régions qui sont assez nettement en dessous de la moyenne (environ 15-20 % de retrait de productivité). Parmi ces trois régions, deux ont gagné un IDEX.
Puis arrivent un tir groupé de 6 régions (dans l’ordre : Bretagne, Nord-Pas-de-Calais, Aquitaine, Pays de la Loire, Alsace, Lorraine). Toutes ces 6 régions sont légèrement au dessus de la moyenne (donc au dessus de la droite de pente 1).
Enfin le reste des régions, presque toutes sur la droite de pente 1.
Conclusion : il ne semble pas que l’excellence des IDEX soit en lien avec la productivité scientifique … le mystère demeure …
Toutes les données proviennent du rapport biennal de l’Observatoire des Sciences et des Techniques (OST) « Indicateurs de sciences et de technologies », 2010
20 février 2012 à 23:25
PR27
Rachel, je suis en période de régression, alors je n’ai pas compris ce simple graphique. J’aurais dit que par ex. midi-pyrénées produit beaucoup de publications, relativement à son nombre de chercheurs c.a.d. les bons sont sous la courbe. Moi ya pas compris ? Sinon je vais chercher Claude Allègre, il sait bien bricoler les courbes pour tirer les conclusions qu’on veut.
20 février 2012 à 23:50
anonymecon
Votre analyse sur la masse critique se discute, mais elle est serieuse.
En revanche, le 2eme paragraphe, sur la loi de Lotka, est completement ideologique. Ou sont vos donnees quand vous dites « Si l’on coupait cette « élite » de sa « base », elle s’étiolerait très rapidement. »
On sait que la mediane de publications internationales est 0… donc il ne parait pas absurde de dire que l’on pourrait distinguer les chercheurs actifs, les payer plus, et concentrer les autres sur l’enseignement…
21 février 2012 à 00:15
PR27
@anonyme : oui pour le raisonnement sur la médiane, mais votre « les payer plus » est complètement idéologique. Menfin, vous pourrez sûrement en acheter certains. Comme l’écrit Jako, on flatte, on flatte, certains doivent se sentir flattés.
21 février 2012 à 04:45
MCF27
Jolie courbe Rachel (le graphique…). Par déformation professionnelle je suggérerai éventuellement une relation non-linéaire du type chercheur=publications^a avec a2/3 attendus). Une super référence au sujet des allométries si vous ne connaissez pas déjà:
http://wn.com/Geoffrey_West_The_surprising_math_of_cities_and_corporations_TED
Un tel modèle aggraverait le cas de Rhône-Alpes et ferait se poser des questions sur l’Ile de France. Mais après on en revient à la question du meilleur modèle… (tester le modèle sur d’autres pays ?)
21 février 2012 à 04:55
MCF27
Un bout n’est pas passé:
… chercheurs=publications^a
Ces lois d’allométrie sont assez classiques en biologie avec par exemple Masse du Cerveau=Taille du Corps^(3/4) ou encore Surface du Cerveau=Volume du Cerveau^a (a autour de 0.85 > 2/3 attendus)
21 février 2012 à 06:15
MCF27
Je viens de comprendre un truc en reprenant les données: apparemment vous avez inversé les légendes des deux axes, Rachel puisque j’ai le même graphique que vous mais avec les chercheurs en abscisse…
Voici quelques résultats bruts de fonderie (x=chercheurs, y=publis), sur deux modèles y=ax+b et y=cx^d (en fait log(y)=dlog(x)+log(c) ce qui soulève des questions sur l’estimation propre de la régression mais bon…)
2003:
(a,b)=(1.04, -0.15) R^2=0.99
d=0.96 R^2=0.98
2008
(a,b)=(1.01, -0.01) R^2=0.99
d=0.96 R^2=0.99
A vue de nez c’est un peu dur de distinguer les deux modèles mais néanmoins, en enlevant l’IDF qui est un peu un gros outlier, on tombe sur des résultats un peu plus en faveur de l’allométrie (R^2 un peu plus élevé):
2003:
(a,b)=(0.95, 0.11) R^2=0.95
d=0.93 R^2=0.98
2008
(a,b)=(1.00, 0.01) R^2=0.95
d=0.94 R^2=0.98
Dans les deux cas, l’exposant dans la loi d’allométrie est <1. Est ce à dire que la communauté scientifique française est un vrai système biologique (où on a des lois de puissance d'exposant 1 comme dans l’exposé de Geoffrey West) ?
21 février 2012 à 06:17
MCF27
Le dernier paragraphe n’est pas bien passé:
« Dans les deux cas, l’exposant dans la loi d’allométrie est <1. Est ce à dire que la communauté scientifique française est un vrai système biologique (où on a des lois de puissance d'exposant 1 comme dans l’exposé de Geoffrey West) ? »
21 février 2012 à 06:18
MCF27
Toujours pas:
« Dans les deux cas, l’exposant dans la loi d’allométrie est inférieur à 1. Est ce à dire que la communauté scientifique française est un vrai système biologique (où on a des lois de puissance d’exposant inférieur à 1) ou un système social raté (parce que l’exposant n’est pas supérieur à 1 comme expliqué dans l’exposé de Geoffrey West) ? »
21 février 2012 à 07:21
PR27
Et un peu de publicité au passage à destination de ceux qui font ça avec excel : http://www.r-project.org/. Il y a pire, mais c’est plus cher, comme on dit.
21 février 2012 à 10:14
Rachel
@MCF27, PR27 … j’ai inversé les axes !! je corrige ça dès que possible (ce soir). Merci de me l’avoir signalé. En attendant, pour lire la courbe : tout ce qui est au dessus de la droite de pente 1 a une productivité meilleure que la moyenne nationale.
21 février 2012 à 10:23
MCF27
Ca ne vous convainc pas trop les éventuelles non-linéarités ? Ce serait sans doute plus pertinent à l’échelle de structures de recherche de tailles très variables en ordre de grandeur, l’équipe (2 à 20 personnes disons), le labo (20 à 200), l’institut, le PRES, le Labex, l’Institut National de Machin etc (plus de 1000 personnes). Y-a-t-il des données disponibles quelque part ?
21 février 2012 à 10:40
jako
Les « meilleurs », les « productifs » ou les « performants », c’est qui ? Ceux qui calent leurs pratiques et leur « stratégie de carrière » sur les attendus du système d’évaluation et qui calibrent leur « production » en fonction des grilles pré-établies ? Quand on se sait contrôlé et surveillé, on adapte ses attitudes à la situation ; on ne devient pas plus « honnête », on devient plus « malin ». Prenons un exemple concret. Il y a des gens (informaticiens, géographes, philosophes, linguistes, etc.) qui bossent à la compilation / réalisation de dictionnaires. Ca peut sembler con, mais ça existe. Or, les entrées de dictionnaires, ça rapporte combien ? C’est classé comment dans les critères de l’AERES ? En fait c’est simple : ça n’existe pas, et les chercheurs qui bossent dans ce domaine, ben on ne se demande même pas si ce qu’ils font est bon ou pas, s’ils sont « performants » ou pas : ils n’existent pas et sont de facto versés dans la case des glandeurs et des gros nazes. Magnifique, non ? Dans votre courbe Rachel, vous les mettez où les chercheurs qui bossent sur les dictionnaires ?
21 février 2012 à 10:59
DM
@Dan-Visseur: C’est Mme Guyon, pas Guitton, celle du quiétisme ! Enfin ! Et ne mélangez pas quiétisme et jansénisme !
21 février 2012 à 11:04
DM
Au fait, d’où sort cette histoire de médiane de publications internationales à zéro?
21 février 2012 à 11:21
PR 23
Très parlant !
Si on vise l’analyse de la recherche comme objet social ayant des effets sur les territoires, l’échelle régionale est évidemment pertinente. Descendre au-dessous (style université ou institut, voire labo) accentue les risques d’inpondérable : individualités, effets de calendrier, opportunités diverses etc.
Les données ont été agrégées sur quelles périodes? pour voir éventuellement une dynamique.
21 février 2012 à 19:27
PR27
Aujourd’hui, sur le blog de JF Mela, une note fort critique contre les petits montages en douce de l’idex de Toulouse, vers une vision que l’on avait assez bien prédite.
http://jfmela.free.fr/jfmblog/?p=245
21 février 2012 à 22:38
Rachel
J’ai corrigé la courbe, avec cette fois-ci les bonnes légendes sur les axes ..
@MCF27, je trouve qu’une droite tout simple est bien pour le cas présenté. Pour le reste, je serais bien intéressée par avoir des données, mais je doute que ça existe (sauf d’y passer un temps fou !).
A ce sujet, qui connait l’ANR Géoscience ?. Science locale, nationale, mondiale en transformation. Pour une socio-géographie des activités et des institutions scientifiques académiques
Résumé: Présentation du projet
Ce projet vise à étudier les logiques spatiales actuelles de l’activité scientifique au niveau local (villes, régions), national et international, en les articulant à une analyse historique de la construction des institutions scientifiques et de leur déploiement dans l’espace durant les deux derniers siècles. Les processus actuels de mondialisation des activités et des échanges scientifiques s’appuient en effet sur des espaces nationaux façonnés par une longue suite de politiques publiques et de logiques sociales, espaces qui sont eux-mêmes en transformation (croissance et déconcentration spatiale des institutions d’enseignement supérieur et de recherche, politiques de restructuration, intégration dans des espaces politiques transnationaux de coopération tels que l’Union Européenne).
Quelles sont les évolutions des « cartes » scientifiques, comment s’opèrent les équilibres entre les différents espaces et quelles tensions ces équilibres révèlent-ils ? Le projet GEOSCIENCE se centrera particulièrement sur la tension existant entre, d’une part, les logiques de différenciation et de hiérarchisation des espaces de production scientifique (affirmation des centres anciens ou de grande taille au niveau infra-national, des pays « dominants » au niveau international), et d’autre part les logiques de rééquilibrage (multiplication des centres atteignant une taille importante, émergence au niveau international de nouvelles « puissances scientifiques »).
Il s’inscrit donc prioritairement dans l’axe 5 de l’appel à projet et secondairement dans l’axe 1. Le projet, d’une durée de 3 ans, articulera une analyse historique de la construction des espaces nationaux, avec une focalisation particulière sur le cas français (tâche 1), une étude quantitative de la répartition dans l’espace (aux niveaux national et international) des publications scientifiques et des collaborations (tâche 2) et une série d’études de cas de collaborations internationales (tâche 3). Il associera pour cela des sociologues des sciences, des géographes, des économistes et des historiens.
En effet, ce projet se veut aussi l’occasion de construire une socio-géographie de l’activité scientifique qui tire parti des acquis des études sur l’histoire des institutions scientifiques, de la scientométrie, de l’analyse sociologique des collaborations scientifiques et de la géographie régionale et urbaine.
http://w3.lisst.univ-tlse2.fr/anr_geoscience/anr_geo.htm
23 février 2012 à 08:24
Olivier Bouba-Olga
@ Rachel : je connais ce programme ANR, qui est précisément piloté par… Michel Grossetti! Il montre la tendance forte, partout dans le monde, à la déconcentration spatiale de la recherche. Beaucoup de choses intéressantes, j’en ai déjà un peu parlé sur mon blog, d’autres articles sont en cours, qui confirment les premiers résultats. Je diffuse dès que je peux!
23 février 2012 à 13:21
PR23
Voyez, Rachel, vos explorations inter-terrestres vous mènent vers les SHS, et j’ajouterai d’autres SHS bien différentes dans leurs orientations et dans leurs méthodes de celles qui ont été assez largement évoquées ici.
23 février 2012 à 14:00
étudiant inquiet
David Monniaux renvoie vers ce texte intéressant de Paul Caspi sur les Idex et les grandes écoles : http://perso.numericable.fr/bgrardca/TEXTES/superieur.html
23 février 2012 à 14:19
Rachel
Olivier, est-ce qu’il existe des résultats déjà publiés sur ce projet ANR ? Il permettrait de répondre (peut-être) aux quelques réserves qui sont exprimées plus haut par certains commentateurs.
N’oubliez pas de nous informer sur de nouveaux textes sur le sujet, cela intéresse beaucoup mes lecteurs (si vous le souhaitez, je peux également les publier sur Gaïa).
27 février 2012 à 22:59
Dan- visseur contrit
@DM : désolé pour Guitton au lieu de Guyon : j’ai été trop vite, comme Meyrieux au lieu de Meirieu. Pour l’allusion à Port Poyal, c’était bêtement pour situer l’époque et la zone idéologique. pan sur le bec.
1 mars 2012 à 00:53
Dan- visseur de petite taille (c'est critique?)
A propos de taille critique, combien de chercheurs dans l’Université d’Evariste Galois ?
2 mars 2012 à 06:54
Olivier Bouba-Olga
@ Rachel : je réponds bien tard! (en fait, j’avais coché pour recevoir les nouveaux commentaires/articles, mais ça ne semble pas fonctionner). Je pense que oui, je vois avec Michel Grossetti.