Revenons aujourd’hui sur la polémique issue du rapport de l’AERES sur les cursus d’ingénierie à l’université. On avait déjà commenté ici la réaction de la CTI (Commission des Titres d’Ingénieur). Bonnes et dociles élèves, la CGE (Conférence des grandes écoles) et la CDEFI (Conférence des directeurs des écoles françaises d’ingénieurs) sont venues à la rescousse de la CTI. On pourra lire les communiqués sur la plateforme EducPros ici. Comme d’habitude chacun défend son pré carré sans avoir la moindre intention de s’élever afin d’examiner une solution correcte d’ensemble. Le plus curieux c’est que ces écoles refusent de voir pointer une éventualité de concurrence … ce qui n’est pas très « esprit ingénieur » …
La réaction de la CGE est assez déplaisante au sujet des universités. Le premier point du communiqué commence par « La proposition d’un référentiel pour la formation universitaire au métier d’ingénieur, en complément de ceux existants, est une idée étrange dans la mesure où une formation d’ingénieur doit conduire à des métiers ». Je trouve que cette phrase est très caricaturale et révélatrice d’un certain mépris envers l’université. Peut-être que la CGE n’a pas la même définition des métiers que le petit Robert ou Wikipédia et qu’elle utilise un référentiel qui lui est propre ? Certes les écoles travaillent pour être le plus possible en adéquation avec des fiches « métiers » mais un métier c’est un métier, bref c’est du boulot et un salaire. Et les étudiants qui sortent de l’université en trouvent, contrairement à ce que disent à longueur de journée les dénigreurs d’université. Pour résumer la suite du rapport, la CGE considère que l’ingénierie est de son exclusivité et doit se faire dans des écoles et non à l’université. La CGE refuse donc une éventuelle concurrence … la CDEFI tient le même discours « la CDEFI s’inquiète de cette prise de position de l’AERES et déplore l’introduction d’une concurrence inutile entre les formations au sein d’une même université alors que nous sommes confrontés à des impératifs de lisibilité de notre offre de formation ».
Dans les deux communiqués, la CGE et CDEFI défendent le modèle à la française, celui-que-tout-le-monde-nous-envie, comme si c’était le modèle de référence et qu’il n’y avait pas de place pour imaginer autre chose. Ce que je ne comprends pas bien, c’est pourquoi les pays étrangers n’adoptent pas illico notre-modèle-tellement-il-est-génial, ce modèle qui permet de séparer le bon grain de l’ivraie (et surtout qu’ils ne se fréquentent pas !), ce schéma historique qui a progressivement rendu notre enseignement supérieur bicéphale et illisible.
Peut-être que ce modèle n’est pas si génial que ça ? Certains se posent des questions, comme par exemple récemment une chroniqueuse du Point « nos écoles d’ingénieur sont-elles nulles ? » (lire ici). Dans sa chronique, l’auteur nous rappelle quelques vérités qui ne faut pas perdre de vue : « La réponse est connue : en France, les maths servent à sélectionner les meilleurs élèves. Elles ne permettent donc pas forcément de former les meilleurs ingénieurs, mais de s’assurer que les meilleurs deviendront ingénieurs. Ce n’est pas la même chose ! Sont-ils pour autant de mauvais ingénieurs ? Les partisans du modèle « à la française » souligneront que nos ponts ne s’écroulent pas plus qu’ailleurs. Les autres déploreront que nos formations « excellentes-et-que-le-monde-entier-nous-envie », n’ont pas su enrayer le déclin de l’industrie française ». Sur un sujet voisin, on pourra lire aussi le billet de Patrick Fauconnier, que nous avons déjà commenté sur ce blog (lire ici pour l’article de Fauconnier et ici pour la chronique Gaïa).
Mais voilà, hier Valérie Pécresse est intervenue, après le concert d’émois provoqué par la démarche de l’AERES. Elle a dit « pas question de créer des masters d’ingénierie dans les universités » (ici, L’Usine Nouvelle). « Je ne vois pas l’opportunité de créer un nouveau label qui risquerait de déstabiliser un système qui fonctionne » (ici, EducPros). Voir également un article dans La tribune (ici). Bref elle a manifestement cédé aux pressions du lobby ingénieur qui a certainement usé de toute sa puissance pour tuer dans l’œuf la possibilité d’une future concurrence aux écoles d’ingénieurs que-le-monde-entier-nous-envie. Fin de la récrée !
15 commentaires
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14 janvier 2011 à 11:04
PR27
Deux remarques :
1) Les argumentaires et intérêts défendus par la CTI, la CGE et la CDEFI, en général et sur cette questions, sont un peu différents les uns des autres.
2) « la CDEFI tient le même discours « la CDEFI s’inquiète de cette prise de position de l’AERES et déplore l’introduction d’une concurrence inutile entre les formations au sein d’une même université alors que nous sommes confrontés à des impératifs de lisibilité de notre offre de formation »
Ceci me paraît aller au delà d’une défense du lobby des écoles d’ingénieurs et ouvrir des questions vraiment intéressantes.
14 janvier 2011 à 11:36
Jojo
1- je ne vois pas le problème avec la phrase de la CGE. Un ingénieur est un ingénieur, pourquoi vouloir faire un référentiel particulier pour les éventuelles formations universitaires ? C’est comme cela que je la lis en tout cas.
2- sur « le déclin de l’industrie française » : rien à voir avec les ingénieurs et leur formation. La France a pris l’option « tourisme » (Disney land Paris, TVA réduite dans la restauration, gastronomie au patrimoine mondial), le Royaume-Uni l’option « tertiaire & finance ». C’est l’Allemagne qui en Europe a choisi « biens d’équipement ». Il n’y a qu’à voir les orgasmes à chaque annonce du taux de progression du nombre de touristes chinois. La France devient un musée et un parc de loisirs pour nations sérieuses et c’est un choix politique délibéré.
14 janvier 2011 à 16:55
Rachel
Jojo, moi non plus je ne vois pas la nécessité de faire un référentiel supplémentaire sur le métier d’ingénieur. Mais ce n’est pas la question : il était question d’un label (et non référentiel).
Ah bon, l’industrie française n’a rien à voir avec les ingénieurs et leur formation ? Peut-être (par exemple) que s’ils avaient fait preuve d’innovation ou fait tout simplement des efforts dans la R&D, la situation serait différente, non ?
14 janvier 2011 à 19:22
Clemsouille
Bonsoir Rachel, je m’y perds un peu quel était le but premier de ce label ? Et question suivante : pourquoi le master en ingénierie aurait eu ce label, et pas les autres masters de l’université ?
14 janvier 2011 à 19:39
Rachel
Bonsoir Clemsouille, vous pouvez lire le début de la polémique dans mon premier billet que j’ai consacré au sujet « formation universitaire au métier d’ingénieur« . En résumé, l’AERES avait proposé la mise en place qu’une formation universitaire en ingénierie, qui se traduirait par un label. Or ce label d’ingénieur, une seule instance est à ce jour habilitée à le délivrer : la CTI (commission des titres d’ingénieur), et cette dernière ne l’offre qu’à des écoles d’ingénieurs. D’où petit conflit et lever de boucliers …
14 janvier 2011 à 20:28
étudiant frustré
Lorsque certaines GE se sont mises à délivrer des doctorats, les universités se sont-elles insurgées « d’une concurrence inutile entre les formations » et du risque de « déstabiliser un système qui fonctionne » (lol)?
Les nonistes sont partout.
14 janvier 2011 à 20:38
Clemsouille
Merci Rachel,
Par contre vous dites qu’il ne faut pas s’y méprendre, il s’agit ici d’un label et non d’un référentiel. Mais le fait de poser un label sur un master, c’est l’identifier comme garant d’un certain niveau de qualité. Non ? Or le référentiel de la CTI est là également pour être le garant de cette qualité ! Non ? Alors pourquoi faites-vous la différence entre un label et un référentiel, lorsque vous n’en faites pas pour un titre d’ingénieur comparé au métier d’ingénieur ??
PS : sous-entendu que le titre d’ingénieur amène à « différents » métiers
14 janvier 2011 à 20:49
Rachel
Etudiant frustré, vous ne croyez pas si bien dire. La CTI, CGE et CDEFI s’insurgent contre les universités qui voudraient marcher sur leurs plates bandes et luttent pour garder leur monopole et tuer dans l’œuf la concurrence. Au même moment ils annoncent une offensive sur le doctorat : « Mais à l’inverse, les écoles d’ingénieurs lorgnent sur les universités pour leur doctorat, diplôme qui fait foi à l’international. La CDEFI réfléchit actuellement avec le Medef et certaines écoles doctorales à la création d’un doctorat spécifique « incluant des modules de compétences », confie Christian Lerminiaux. Ce doctorat compterait comme une expérience professionnelle, ce qui permettrait de revaloriser les salaires à l’embauche. L’INP de Grenoble, l’UT de Troyes et l’INSA de Rouen pourraient expérimenter ce doctorat à la rentrée 2011. »
Lire dans La Tribune : http://www.latribune.fr/actualites/economie/france/20110113trib000591712/valerie-pecresse-donne-des-gages-aux-ecoles-d-ingenieurs.html
La grande scène des guignols de l’enseignement supérieur français ne manquera jamais de nous désespérer !!
14 janvier 2011 à 21:06
Rachel
Clemsouille, je ne suis pas la meilleure spécialiste du domaine, mais je pense que la CTI ne délivre pas de référentiel. Elles demandent aux écoles de positionner leurs spécialités par rapport à des référentiels métiers. Les référentiels métiers c’est le rôle du pôle emploi. La CTI donne le droit de délivrer un diplôme d’ingénieur (on peut appeler ça un label). La CTI ne définit pas ce que doit être un métier (référentiel) mais se postionne vis à vis d’un métier (et labellise la formation si adéquation).
14 janvier 2011 à 21:24
Rachel
Il faut savoir aussi qu’il y a quelques années, les responsables des formations ingénieurs ont réclamé et obtenu le grade de master pour les diplôme d’ingénieur (un grade est en quelque sorte un label – les élèves ingénieur n’ont pas le diplôme de master, sauf s’ils font un double cursus). Je pense que c’était une bonne mesure, une réclamation qui me semblait recevable. Concrètement cela a beaucoup facilité l’accès des élèves ingénieurs au doctorat.
Dans la polémique actuelle, l’AERES proposait un label d’ingénierie pour certains masters de l’université (et non le diplôme d’ingénieur). Mais les responsables des écoles d’ingénieurs disent non non non. On voit donc que le retour d’ascenseur n’est pas possible, je ne trouve pas ça très fair play …
14 janvier 2011 à 21:36
PR27
Quelques éléments :
1) Je pense qu’il ne faut pas confondre CTI, CDEFI et CGE. C’est comme si vous disiez : CPU, CNU, tout ça c’est pareil. Leurs missions et leurs point de vue diffèrent. Le site d’educpro cite la CDEFI la CGE, alors que le seul communiqué intéressant était celui de la CTI, court, et que je vous incite fortement à lire.
Cliquer pour accéder à Communique_Master_ingenierie.pdf
2) Vous constaterez qu’on y parle largement d’université, et que c’est surtout là que sont les problèmes. Rappelons que le réseau d’école qui diplôme le plus d’ingénieurs par an est un réseau d’écoles universitaires. Comment gère t-on
de futures situations complexes, internes aux universités. C’est surtout là que serait le problème !
Je ne sais pourquoi (menfin, je le garderai pour moi), depuis quelques années les gouvernements demandent un rapprochement écoles-universités, et savonnent la planche aux écoles internes aux universités.
3) Il faut découpler deux problèmes de concurrence : celui entre l’université et les écoles d’ingénieurs (assez complexe) et celui entre les agences d’évaluation.
L’AERES s’intéresse t-elle aux masters d’ingénierie par intérêt pour les étudiants, ou pour relancer ses souhaits de mainmise sur l’accréditation des formations d’ingénieurs, pour associer son nom avec du bling bling ?
4) Je ne sais pas si la CTI « délivre » un référentiel, mais la CTI a rédigé, depuis des décennies, et met souvent à jour, un document, dit « Références et orientations », qui décrit les caractéristiques attendues d’une formation d’ingénieur (les contenus pédagogiques occupent une grosse partie ) et d’une école d’ingénieur. C’est un cahier des charges, permettant une auto-évaluation.
C’est facile à lire et pas si long :
http://www.cti-commission.fr/References-et-Orientations-2009
Les formations sont aussi décrites en fonction des référentiels métiers pour chaque spécialité mais ça a un impact assez faible sur les formations initiales. Par contre, on s’en sert de temps en temps pour la VAE (pour vérifier qu’on bien été acquises, soit par une formation antérieure, soit par l’expérience de terrain, les compétences requises pour que nous puissions attribuer le diplôme d’ingénieur).
5) Enfin, la CTI a une composition originale, beaucoup paritaire que l’AERES :
http://www.cti-commission.fr/-Les-membres-de-la-CTI-
14 janvier 2011 à 23:06
Rachel
Merci PR27 pour vos précisions. Le communiqué de la CTI est certainement le plus intéressant, vous avez raison. Ceux de la CDEFI et CGE sont sur un autre registre et ne sont pas dénués d’intérêt (en tout cas pour moi). Que la CTI parle largement d’université c’est un peu normal étant donné que le sujet était des masters d’ingénierie à l’université. Avec ces deux couples de réactions (d’abord entre agences d’évaluation) puis de la part des responsables de formations ingénieurs (et pourquoi la CPU n’a rien dit ?), on a pu mesurer l’ampleur du chemin à parcourir pour rapprocher écoles et universités. L’enseignement supérieur français n’en sort pas grandit.
A vrai dire, je comprends mal votre allusion aux problèmes des écoles internes aux universités, cela mériterait d’être explicité. Si le gouvernement encourage le rapprochement écoles-universités, je ne comprends pas bien en quoi cela concerne les écoles internes, étant donné qu’elles ne sont pas vraiment concernées par ce rapprochement. S’il y a un problème, merci de le signaler et j’en ferai un billet sur ce blog. Est-ce que ça ressemble aux problèmes des IUT ?
15 janvier 2011 à 11:50
Clemsouille
Je suis toujours embêtant, mais pourquoi un label pour les masters en ingénierie et pas pour les autres masters ?!
15 janvier 2011 à 11:53
Rachel
Parce que les autres masters ne font pas d’ingénierie. On parle ici d’un label « ingénierie ».
17 juillet 2015 à 14:34
Formation citoyenne des ingénieurs | Pearltrees
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